Interview Tariq Krim : Pourquoi nous devons ralentir nos usages numériques
“Nous avons fait quelque chose d’incroyable en connectant les trois quarts de la planète, maintenant il faut s’assurer que les gens puissent bien vivre dans ce monde connecté”. C’est ainsi que Tariq Krim a conclu sa keynote lors des API Days en décembre dernier. En tant que professionnels de l’IT et acteurs de l’économie du numérique, ce discours à contre-courant nous a interpellé, nous avons donc sollicité Tariq pour une interview où sont abordés les sujets du Slow Web, de la place prise par les smarphones dans nos vies et dans la société, et des alternatives pour rendre possible une vie numérique, plus frugale, où l’on respecte le temps, l’attention et la vie privée de l’utilisateur.
Pionnier de l’Internet, fondateur de dissident.ai, Tariq est également l’un des principaux activistes du mouvement Slow Web. Il est aussi le créateur de Netvibes, GenerationMP3 et de Jolicloud.
Dans quel contexte en es-tu venu à réfléchir à l’idée du Slow Web ?
Le Slow Web est l’équivalent pour la technologie du mouvement Slow Food, qui promeut une autre façon de se nourrir.
J’ai eu la chance de connaître l’Internet avant le Web dans les années 80 et 90. À cette époque, la plupart des bases de données étaient payantes et fermées. Mais à côté de cela, on trouvait de nombreux contenus gratuits à travers les newsgroups, les pages Web des universités et les pages perso. Il y avait beaucoup de créativité ! Avec l’ère des smartphones et des grandes plateformes, la majorité des contenus et conversations de l’Internet a été privatisée. L’idée derrière le Slow Web est de recréer une autre forme de consommation, qui ne soit pas contrôlée par les algorithmes. L’équivalent du Web indépendant de l’époque.
Qu’est-ce que les smartphones ont changé dans l’Internet ?
C’est intéressant, car l’arrivée de l’iPhone aura eu à la fois un impact industriel et sociétal.
La première chose c’est la fin de l’hégémonie du Web avec l’arrivée de deux interfaces complètement privatisées à savoir iOS et Android. Les règles du jeu changent. Un service Web avait besoin que son URL soit connue, mémorisée, référencée… avec le passage aux smartphones, ce qui compte c’est d’être sur la home du téléphone. Toutes les entreprises du Web vont peu à peu se rendre compte que si elles veulent survivre, elles doivent devenir indispensables sur le mobile. À mon sens, cette concurrence effrénée explique en partie les travers du monde numérique actuel, mais aussi le modèle des licornes.
Facebook est celui qui a le mieux compris. En se substituant à la couche sociale de nos téléphones : contacter ses amis, leur parler, leur envoyer des photos, ils sont devenus indispensables à nos téléphones. Pour consolider sa domination, la société fera d’ailleurs l’acquisition d’Instagram et WhatsApp.
La croissance effrénée du mobile change aussi les règles de croissance des startups. Il faut construire la traction du produit, y compris artificiellement, en utilisant les notifications et les mises à jour. Le modèle de financement est également profondément modifié, c’est l’ère des licornes ou des sommes importantes de capital peuvent être levées pour soutenir une croissance mondiale.
Pour les investisseurs le jeu vaut la chandelle, car de nombreuses applications ont, en moins de 10 ans, dépassé le milliard d’utilisateurs. Mais le modèle est très fragile. D’une part les revenus générés via le mobile sont ponctionnés par Google et Apple, et d’autre part on découvre, au moment où la plupart de ces entreprises s’introduisent en bourse, que leurs modèles économiques ne sont pas aussi stables qu’elles l’avaient affirmé initialement.
À ce jeu, tout est permis ?
Une grande partie des idées de l’iPhone et du mobile proviennent des travaux d’Alan Kay ou encore de General Magic dans les années 90. Mais sans leur vision humaniste. C’est le paradoxe du mobile, au moment où cette technologie devient l’une des choses les plus intimes de notre vie, son usage est corrompu par les ingénieurs qui développent ses applications.
C’est ce qu’on appelle souvent les Dark Patterns, des mauvaises pratiques de design, pensées pour obliger l’utilisateur à utiliser certaines fonctions qui ne sont pas toujours dans son intérêt. Le cas le plus connu est celui de Facebook qui utilise une « fausse notification » qui a pour objectif d’uploader tous les contacts. Et qui reste active tant qu’on n’a pas donné le droit à Facebook de le faire. Ce genre d’usage est très limite, mais très prisé des designers. À aucun moment la question morale ne se pose.
En autorisant ces applications à s’installer dans notre intimité, en leur donnant un rôle de confident, nous les avons laissées extraire des milliards d’informations intimes, sans connaître leurs véritables intentions de profilage et de câblage. C’est ce que la chercheuse Shoshana Zuboff appelle le capitalisme de surveillance.
Parce que nous regardons nos téléphones en moyenne toutes les douze minutes, ces applications ont aussi le pouvoir d’agir sur notre humeur. Il a été montré que YouTube, Facebook ou encore Twitter privilégie la mise en avant des contenus les plus extrêmes pour augmenter le taux d’engagement de leurs plateformes.
Le problème c’est que le consommateur est également un citoyen et cette dérive explique en partie le vote du Brexit et l’élection de Trump. Au-delà du débat sur le danger des réseaux sociaux pour la démocratie, ces histoires ont l’absence de véritable contre-pouvoir éthique à l’usage inconsidéré de la technologie. À la fois chez les gouvernements, mais aussi chez les plateformes.
L’un des mottos de Facebook les plus connus est « Move fast and break things ». Mais ce qui est vrai pour une startup qui n’a que quelques milliers d’utilisateurs ne l’est plus pour une société avec deux milliards d’utilisateurs. Cette idée de vouloir échapper à ses responsabilités de grande entreprise en faisant croire à son staff qu’on est toujours dans un « esprit startup » est une véritable preuve d’immaturité. Mais il faut rappeler que pendant que les plateformes ont perverti la planète les dirigeants, et notamment les nôtres les ont applaudis !
Quelle est l’alternative ?
Dès 2010 j’ai commencé à réfléchir à la manière dont on pouvait développer de la technologie qui s’adapte à nos vies plus tôt que l’inverse (voir le texte The age of emotions) et lancé l’idée du Slow Web. Jack Cheng, un designer new-yorkais en est arrivé à la même conclusion. Avant d’injecter plus de technologies dans nos vies (surtout celles qu’on ne voit pas avec l’intelligence artificielle et les algorithmes des plateformes) il faut d’abord s’interroger sur la relation de confiance que nous pouvons avoir avec elle.
Il y a évidemment un parallèle troublant avec le monde de l’alimentation. Après la guerre, on a laissé se construire de gigantesques plateformes agroalimentaires qui nous vendaient des boîtes sur lesquelles nous ne savions rien. Les publicitaires nous faisaient croire que ces aliments bourrés de sucres et de produits chimiques avaient était fait à la campagne. C’est exactement ce qu’il s’est passé avec les réseaux sociaux, ce que nous avons eu ce sont des boîtes opaques bourrées d’algorithmes qui ont conditionné nos vies.
Si le bio, le vin nature et une cuisine faite maison sont la réponse à l’agrobusiness intensif, alors le Slow Web est la réponse aux grandes plateformes. Les règles du Slow Web sont simples : respecter le temps, l’attention et la vie privée de l’utilisateur. Mais cette vision se heurte aux modèles qui sont « vendus » aux entrepreneurs ou aux journalistes. C’est un vrai problème, car l’argent public est surtout mis en avant pour financer le capitalisme de surveillance au lieu que de soutenir les alternatives.
L’Europe devrait s’inspirer du financement de la culture, et aider à préserver des écosystèmes indépendants plutôt que de tout miser sur des gros projets qui sont structurellement voués à l’échec.
Curieusement, la France était en avance sur ces questions, avec le manifeste du Web indépendant en 1996 auquel j’ai participé à l’époque.
Dissident.ai, c’est un exemple de ce que peut produire le Web indépendant ?
Dissident.ai est très liée à mon histoire personnelle. Après les attentats de Paris qui ont fauché de nombreux amis, j’ai décidé de quitter complètement l’Internet pendant plusieurs mois. Ce qui avait été ma vie était devenu un lieu ou je ne me sentais plus très bien. Comme beaucoup de gens, j’ai fini par comprendre qu’une grande partie du contenu qui a été généré pour moi de manière automatique par les plateformes n’a aucune valeur mémorielle ou même culturelle. C’est un amas de fichiers, d’informations et de conversations qui ne s’inscrivent pas dans le temps long.
J’avais besoin de m’entourer de culture, la mienne, pas celle recommandée par les algorithmes publicitaires. J’ai écrit « Drifting » et décidé de me lancer dans le développement d’une plateforme pour reprendre le contrôle de ma vie numérique, avec une petite équipe nous avons choisi de mettre notre bêta à la disposition de nos amis et des utilisateurs de mes précédents projets. Un travail cathartique en somme.
Nous avons développé deux produits
« Desktop » qui est un gestionnaire de fichiers neutre. Il rassemble tous les espaces de stockage d’une personne. Ça paraît anecdotique, mais c’est en fait l’une des choses les plus importantes. Si nous n’avons pas de centre, de lieu pour organiser notre vie alors nous devenons des amnésiques du numérique. Qui se rappelle de ce qu’il a fait sur son téléphone il y a deux jours, ce qu’il a aimé ou lu ? Qui sait ou sa culture personnelle est stockée ?
Le monde du mobile s’est bâti sur la fragmentation de notre attention. Notre mission c’est de réunifier la vie des gens et de leur redonner un pouvoir qu’ils ont perdu avec les grandes plateformes.
Comme Dissident est construit de façon modulaire, nous avons intégré de nombreux services : gestion de musique, de films, de fichiers BitTorrents, de documents, de photos. Nous supportons tous les formats de fichiers notamment le FLAC, ce qui m’a permis de transformer mon Dropbox que je paie tous les mois en juke-box de mon époque Napster. Notre vie préplateforme est une partie essentielle de notre vie. Ne pas avoir de souvenirs de son passé numérique est à mon avis une des tragédies modernes de notre époque.
Nous venons de lancer notre second produit : « Library », qui est un hybride entre notre bibliothèque personnelle et la bibliothèque publique. Avec mon équipe, nous avons voulu recréer à la fois cette idée d’une bibliothèque studieuse, mais aussi le magasin de disque, un musée, une collection de vieux magazines qu’on s’échangeait entre amis.
On reprend cette idée en agrégeant différents contenus choisis : blogs, chaînes YouTube, pages Soundcloud, etc. Dans un océan d’information, l’idée est de donner du focus à l’utilisateur, de lui permettre de choisir ce qui l’intéresse vraiment, et de créer un flux personnalisé, d’inspiration quotidienne. Nous avons aussi inclus le meilleur du contenu issu du domaine public comme 78RPM qui propose des numérisations de vieux 78 tours, les catalogues du Projet archive.org, ou des films disponibles dans le domaine public.
Chaque utilisateur pourra ainsi constituer sa bibliothèque personnalisée de flux et les partager. Créer un univers intellectuel et culturel qui lui est propre. C’est cette diversité qui fait que chacun d’entre nous est unique et intéressant. C’est tout ce que les algorithmes des plateformes ont essayé d’effacer.
C’est une alternative à une consommation numérique de masse ?
Nos produits ne se substituent pas aux plateformes existantes, mais ils offrent un jardin secret, dont les règles sont transparentes. Il n’y a pas d’agenda caché, l’interface est neutre, sans logo, et il n’y a pas de tracking. En contrepartie, c’est un produit payant. Nous voulons donner aux utilisateurs la possibilité de réorganiser leur vie numérique, de la rendre plus frugale et d’avoir à nouveau la satisfaction de découvrir et redécouvrir.
Comment concilier cette nouvelle philosophie à l’échelle de l’entreprise qui veut sortir plus de fonctionnalités, plus vite ?
Le monde de l’entreprise est une bombe à retardement. Car on y retrouve les mêmes problèmes que dans l’Internet grand public, car les mêmes mécanismes sont à l’œuvre. À l’heure actuelle, il y a une grosse pression pour que chaque entreprise effectue sa transition numérique, change sa culture d’entreprise, mais sans véritablement réfléchir à son rôle dans le monde qui vient.
Il y a aussi un côté très immature, tout le monde joue à la startup, mais en oubliant que les règles qu’ils suivent ont été inventées par des sociétés qui sont en monopole sur ces questions.
Valoriser le capital humain, le savoir faire, le savoir tout court, élever sa mission dans un monde ou tout le monde propose peu ou prou la même chose vont devenir des différentiateurs. Pour l’instant j’ai le sentiment que l’adoption de technologies « buzzword » à outrance a augmenté la complexité sans véritablement améliorer les choses.
L’idée d’une Slow Entreprise, où il fait bon vivre, qui produise des choses de qualité est une idée à creuser.