Nos organisations sont-elles le reflet de notre monnaie ?
Article co-écrit avec Maria Betbèze-Dufrenoy
Bernard Lietaer, économiste, ancien haut-fonctionnaire de la Banque Centrale Européenne et co-fondateur de l’euro est un spécialiste des questions monétaires internationales et défenseur des monnaies complémentaires. Il intervient dans le documentaire Demain sur ces questions. Il est l’auteur d’un livre étonnant et passionnant : Au coeur de la monnaie : systèmes monétaires, inconscient collectifs et tabous. Ce livre met en relation les crises financières et l’utilisation de la monnaie en utilisant la psychologie analytique basée sur les archétypes élaborés par Carl Jung. Le sujet de la monnaie, considérée comme une affaire de spécialistes, ne semble à priori pas lié à la question des organisations. Pourtant, le pari de cet article est de montrer les nombreux points communs entre les deux domaines: comment les conclusions de Bernard Lietaer s’appliquent aux organisations ?
Il est commun de penser que la monnaie est un sujet “neutre” et technique. Elle est un lien demeuré en grande mesure invisible au cours de l’évolution de la mentalité occidentale. Elle n’est pas un sujet d’intérêt classique et c’est peut-être une erreur. Bernard Lietaer avance que le choix de la structure de la monnaie est – au contraire – tout sauf neutre. L’argent est à la civilisation ce que l’ADN est aux espèces. Il reproduit les structures et les modèles de comportements qui demeurent actifs dans l’espace-temps durant de nombreuses générations. Il conditionne des milliards de décisions individuelles et collectives, d’investissement et de consommation. En d’autres termes, la monnaie est un instrument qui encourage un certain type de société et en particulier à travers ses choix inconscients. Aussi, il est intéressant de voir comment elle est conçue, comment elle parle de nos choix profonds pour nous éclairer sur certains dysfonctionnements sociétaux.
Archétypes et monnaie
Des milliers d’écrits existent sur les dimensions extérieures de la monnaie (comportementale, théorie des systèmes, économie…). Bernard Lietaer utilise la psychologie archétypale pour explorer les dimensions intérieures de l’argent (psychologie, culture, spiritualité, évolution) aux niveaux individuels et collectifs. Ce qui est une analyse plutôt innovante.
L’archétype humain de Carl G. Jung est représenté par 4 archétypes :
Un archétype est une image récurrente qui modèle les émotions humaines et le comportement. Il peut être observé au cours du temps et dans toutes les cultures. Lorsqu’il est réprimé, que ce soit au niveau individuel ou collectif, son ombre ressort en excès ou en déficit et se caractérise par la peur. Par exemple, le souverain en excès est le tyran, et en déficit l’abdicataire.
L’hypothèse de Bernard Lietaer est que l’un des archétypes dans la représentation de l’humain est manquant. En effet, notre société est basée sur la répression voir l’occultation complète de l’archétype de la déesse-mère qui représente l’abondance et la fertilité. Ce sont alors ses ombres qui sont visibles : la cupidité et la peur du manque. Une partie des conséquences sont les maux que connaît notre société actuelle : accumulation sans limite des biens et des richesses ainsi qu’un repli sur soi. Ce déséquilibre est apparu avec le patriarcat autour de -3000 avant Jésus Christ. Le patriarcat est basé sur la domination masculine qui s’exerce dans la famille et par extension dans la société. Ce qui implique que les hommes aient le pouvoir dans la plupart des institutions. Le patriarcat est fondé sur la répression du féminin et de ses valeurs autant chez les hommes que chez les femmes. Un de ses combats a été d’imposer la croyance en un dieu unique masculin qui assoit la légitimité d’un pouvoir centralisé.
Les monnaies Yang et Yin
Nous avons vu que la monnaie reflète nos choix inconscients qui se trouvent amputés des valeurs féminines. Bernard Lietaer introduit la notion de monnaie Yin et de monnaie Yang, où les monnaies Yang servent à faire du commerce avec des inconnus. Elles sont thésaurisables, existent en quantité finie et sont gérées par un organisme centralisé. Un taux d’intérêt encourage son accumulation et créé la compétition entre utilisateurs. Toutes les monnaies conventionnelles (euro, dollar …) sont des monnaies Yang.
Les monnaies Yin aussi appelées monnaies complémentaires servent au commerce local. Elles sont pour la plupart non thésaurisables car elles perdent de leur valeur si elles sont conservées. Leur émission est gérée par les utilisateurs qui décourage l’accumulation au profit de la coopération entre usagers. Elles sont créées en abondance en fonction des besoins et sont non centralisées. Il en existe plusieurs milliers à travers le monde sous divers formes.
Depuis le début du patriarcat, les monnaies utilisées ont été principalement de type Yang car cela correspond à ses fondamentaux culturels. La monnaie Yang implique nécessairement le manque et d’une certaine manière la pauvreté puisqu’elle limite la quantité. Dans le même sens, le phénomène de thésaurisation entraîne une accumulation pour certaines personnes et par voie de conséquence cela génère un manque pour les autres.
Il existe cependant des périodes qui font exception. L’une est particulièrement marquante : la période du moyen âge central de 1000 à 1300. Pendant cette période, la population a connu une richesse inégalée, durant laquelle les inégalités ont été réduites et les infrastructures très bien entretenues. Le collectif a lancé la construction d’un nombre impressionnant d’églises dédiées à la Vierge Noire (résurgence de la déesse mère ?). L’artisanat s’est fortement développé et de nombreuses cathédrales ont été bâties.
Les monnaies Yin étant disponibles en abondance et personne n’ayant intérêt à les thésauriser, elles ont donc été utilisées pour des projets long terme pour le bien-être de la communauté et des générations suivantes. En France, lorsque le roi décida de reprendre la main en supprimant ces monnaies complémentaires pour centraliser la création d’argent, le pays a connu une forte contraction de l’économie. Cette contraction eu pour conséquence d’affaiblir physiquement la population. Ce qui a joué un rôle clé dans l’épidémie de peste noire.
D’une manière plus générale, le fait d’avoir une seule monnaie rend le système très peu résilient lors des crises financières que nos sociétés peuvent connaître.
La conclusion à laquelle Bernard Lietaer nous amène est qu’un seul type de monnaie, centralisée, est mauvais pour le collectif. Pour une meilleure égalité, une vision long terme, une économie locale, des infrastructures de qualité, une meilleure résilience, une meilleure vélocité de la circulation de la monnaie, il nous faut intégrer des monnaies complémentaires de type Yin à notre monnaie Yang. Ce n’est pas l’utilisation de la monnaie Yin ou Yang qui est bénéfique mais celle des deux en synergie.
Quelles conséquences les organisations peuvent en tirer ?
Si certains ingrédients du patriarcat (pouvoir centralisé, exclusion des valeurs féminines) impactent négativement la société, l’hypothèse est qu’ils touchent également les organisations. Nombreuses organisations sont encore structurées sur ce modèle. Elles sont basées sur la même cosmo vision que les monnaies Yang. Elles ont tendance à ne pas “formellement” valoriser ce qui est perçu comme non productif ou Yin : la qualité des liens entre les personnes, la qualité du collectif, la créativité, le partage de connaissances, l’écoute, la bienveillance, la connaissance des autres et des métiers. En résumé, il s’agit de beaucoup d’éléments du cerveau droit relativement invisibles qui ne se mesurent pas aujourd’hui.
L’élimination de ce “non-productif” a appauvri les structures. Elles sont devenues fragiles et non résilientes. Ceux qui veulent faire bouger les lignes à l’intérieur se heurtent à des murs et dépensent beaucoup d’énergie. Il est difficile d’innover. Par exemple, vendre un projet d’infrastructure long terme à un COMEX reste dans beaucoup d’entreprises une épreuve. Il est tentant d’investir uniquement dans des activités qui rapportent à court terme.
Le fait que ces éléments Yin ne soient pas valorisés financièrement ne les encourage pas. Comment valoriser la contribution au collectif de type Yin ? Comment être et s’organiser pour valoriser tant l’apport au niveau Yin que Yang ? S’agit-il de trouver des moyens de mesurer l’apport Yin ou de créer un nouveau mode de rémunération ? Comment mettre en œuvre la rémunération de l’entreprise pour qu’elle soit intégrale ? Il s’agit d’instaurer un équilibre entre la rémunération Yin et Yang en alimentant respectivement le capital social et le capital financier, en respectant le capital physique et le capital naturel.
Pour conclure, beaucoup d’entreprises sont à la recherche de la meilleure organisation possible afin de continuer d’exister et d’innover. Nous prenons conscience que la valeur vient de plus en plus des personnes et de la capacité du collectif à créer un contexte, quasiment alchimique, afin que chacun s’exprime et contribue au mieux de ses capacités.
Les organisations traditionnelles, basées sur une pyramide, peinent à le faire. Les jeunes talents rechignent à aller travailler dans ces structures. Dans combien de temps ce phénomène va-t-il impacter la qualité de l’entreprise ? Et s’ils l’acceptent pour des raisons financières ou liées au “prestige”, dans combien de temps vont-ils perdre cette belle énergie de départ ? L’enjeu est de créer des organisations non seulement pérennes mais aussi capables d’offrir des cadres qui permettent aux collaborateurs de donner la pleine mesure de leur capacité. Combien d’organisations peuvent réellement prétendre cela aujourd’hui ?