L’obsolescence programmée des informaticiens en SSII, une fatalité ?
Pas un mois ne passe sans voir un article de presse, un reportage, un sondage sur la question de la transformation (pour ne pas dire « destruction ») des métiers par l’informatique.
Avenir rêvé pour certains – après tout, nous l’avons bien cherché : réduire la pénibilité du travail par une robotisation massive et “intelligente” des postes de production – cauchemar pour d’autres – l’informatique, les robots et les algorithmes remplacent progressivement le salarié partout, réduisant progressivement les emplois dans tous les secteurs d’activité, développant dans le même temps la précarité et l’intermittence partout et pour tous. Le débat fait rage entre économistes, sociologues et autres philosophes.
Nous ne trancherons pas ici entre les utopistes technophiles qui nous prédisent un avenir algorithmique lumineux et les techno-sceptiques qui, eux, au contraire, entrevoient une réalité prochaine beaucoup plus sombre d’une société reconfigurée par les objets technologiques, dans laquelle l’homme devra se battre au jour le jour pour maintenir sa place. Non, nous nous intéresserons plutôt à l’avenir du métier d’informaticien.
Car après tout, toutes ces révolutions numériques ne peuvent a priori pas se faire sans les informaticiens, et le futur devrait être assez ouvert aux différentes compétences informatiques, donc aux consultants en informatique, d’autant plus qu’on nous rabâche depuis des années d’une pénurie chronique d’informaticiens. Sauf que…l’histoire des 40 dernières années nous montre que les SSII ont structuré leur marché et ont progressivement façonné des identités professionnelles chez les informaticiens. Très schématiquement, ceux-ci sont aujourd’hui “tiraillés” entre des logiques antagonistes d’évolution professionnelle :
- S’insérer mieux chez le “client” quitte à sortir progressivement de l’informatique (au profit de fonctions d’encadrement, de gestion de projets au sein des activités du client…).
- Poursuivre une quête sans fin de compétences technologiques rares et nouvelles, davantage orientées vers le marché des SSII (en démultipliant par exemple les missions d’expert d’une SSII à l’autre, ce que l’on appelle le job-hopping dans la littérature scientifique).
Ce façonnement des identités professionnelles amène un déplacement du risque sur l’informaticien, qui vit sa propre carrière selon une sorte d’“obsolescence programmée” (d’après les études sur le sujet, rares sont les informaticiens qui le sont encore après 35 ou 40 ans, au-delà on a quasiment des survivants de la préhistoire technologique!), ce qui provoque une injonction individualisée d’être soit dans un mouvement permanent d’innovation technologique (pour caricaturer, être le seul à parler le klingon 2.0), soit dans une recherche rapide de “sortie par le client” (tout faire pour s’intégrer chez le client, même si la techno utilisée a trois générations de retard et n’est pas forcément sexy).
En effet, la plupart des SSII ne cherchent pas à investir sur le long terme sur les consultants et le développement de leurs compétences, mais au contraire entretiennent une idéologie dominante du “sang neuf”, valorisant à tout prix la mobilité individuelle sur le marché et le recrutement ad hoc en fonction des missions.
La carrière de l’informaticien se pense donc avant tout comme extérieure aux SSII (alors que près de 90% des informaticiens en France passent par une SSII au cours de leur carrière !), ce qui amplifie davantage encore le phénomène de pénurie d’informaticiens “compétents” et le développement de trajectoire “égo-centrée” des consultants, qui deviennent porteurs et responsables de leur propre employabilité, sans aucun soutien de la structure qui les emploie. L’image de la SSII (“marchande de viande”) comme du consultant (“individualiste et égoïste”) en sort profondément dégradée.
L’investissement immatériel des SSII dans la formation, le développement de savoirs et compétences des collaborateurs est très peu souvent une priorité, contrairement au discours marketing de beaucoup d’entre elles. Pour la grande majorité des SSII, il semble économiquement plus efficace d’acheter “au bon moment” des compétences sur le marché plutôt que de parier sur les collaborateurs actuels et d’accompagner leur propre parcours professionnel.
Au mieux, certaines proposent des formations aseptisées sur catalogue, organisées dans des organismes externes, en fonction des besoins des missions, dont on ressort avec tout sauf de nouvelles compétences (peut-être un certificat tout de même ?). Sans réelle cohérence d’ensemble ni volonté d’aider le collaborateur dans ses choix de carrière et le maintien de son employabilité, la plupart des SSII entretiennent une vision exclusivement à court terme, qui en dit long sur la place de l’humain dans les structures de ce type…
S’il n’est pas trop utile de sortir la boule de cristal pour confirmer qu’on aura encore besoin pendant un moment d’informaticiens pour accompagner les transformations technologiques des organisations de travail, la question qui se pose est néanmoins : de quels informaticiens parle-t-on ?
La réponse est beaucoup plus floue… Les SSII se contenteront-elles de reproduire un modèle « vicieux » basé sur un flux continu de jeunes profils aux compétences nouvelles ? Quid alors des informaticiens actuels ? Sont-ils condamnés à s’hyper-spécialiser encore et encore par eux-mêmes face à des évolutions technologiques constantes (en prenant le risque d’un retournement conjoncturel soudain), ou à s’épuiser et à sortir du « marché » de l’informatique pour aller rapidement vers d’autres fonctions ? (et lesquelles ?).
Un tel modèle qui repose sur une pénurie artificielle est-il durable ? Et surtout, qui sert de variable d’ajustement dans ce marché, si ce ne sont les informaticiens eux-mêmes, qui doivent trouver individuellement un moyen de rester employable, d’une manière ou d’une autre ?!
Certaines rares SSII « atypiques » choisissent heureusement de faire un pari inverse : investir de manière significative (bien au-delà souvent des obligations légales !) dans la formation des collaborateurs. Il s’agit en effet de penser la formation différemment. Pas comme quelque chose d’industriel que l’on consommerait un peu par obligation à défaut d’autre chose, mais comme un processus intégré à la vie professionnelle. Pas une contrainte, mais un moment d’échanges avec ses pairs. L’occasion tout autant d’actualiser des connaissances techniques que de découvrir des compétences non-techniques, utilisables aujourd’hui mais aussi demain (qui passe aujourd’hui sa vie professionnelle chez un seul et même employeur ?).
Car avoir un métier – nous disent les sociologues du travail – ce n’est pas collectionner sans fin des compétences techniques acquises individuellement et mécaniquement, c’est avant tout confronter ses compétences aux autres, c’est échanger et ré-inventer avec les autres en permanence ce qui fait sens dans sa propre pratique professionnelle. Ces moments d’échange sont malheureusement rares voire complètement absents en SSII. D2SI Icelab est donc une opportunité assez unique offerte à chacun de développer des compétences pour soi, mais aussi d’imaginer avec les autres (informaticiens ou non, car une SSII, ce n’est pas que des informaticiens !) les contours mouvants du métier de consultant.
Un métier qui sort de la dichotomie classique des SSII, entre régie et projets, en cherchant au contraire une circulation plus fluide entre les deux, par un apprentissage réciproque tout autant des innovations technologiques que des besoins réels et quotidiens des clients « historiques ». Une formation continue et durable pour les collaborateurs et les clients, avec et par les collaborateurs. Pour mieux travailler ensemble et pour construire de la différence, sur le long terme.
C’est le défi de D2SI Icelab. Un défi ambitieux certes, mais qui vaut le coup d’être tenté. Pour ne pas tomber dans les pièges des SSII « classiques », pour affirmer au contraire qu’il est possible de penser le consultant informaticien autrement que dans une logique d’obsolescence « programmée », de ressource jetable et interchangeable, et au contraire de construire un métier pérenne dans lequel on peut s’épanouir professionnellement et intellectuellement : on peut aussi en SSII parier sur l’humain et réussir économiquement, ce n’est pas incompatible !
Cet article est issu de l’ouvrage collectif “Les nouveaux métiers de l’IT” publié parD2SI Icelab. L’objectif de cette réflexion est de décoder les changements en cours dans l’IT et les impacts concrets sur les métiers : quels métiers risquent de disparaître, quels sont ceux qui seront bouleversés, et surtout quels sont les nouveaux métiers apparus récemment?
Au-delà de ces questions, “Les nouveaux métiers de l’IT” a pour objectif de fournir des pistes de réflexion et des réponses opérationnelles pour accompagner les équipes dans cette mutation qui touchent toutes les DSI. Vous y trouverez les réflexions de nos experts ainsi que les avis de grands noms de l’IT comme Docker, Amazon Web Services, HP ou encore Hashicorp. Pour recevoir cet ouvrage :